Collateral damage | ft Clarance

Voilà deux semaines que les attentats ont ravagé la cité des anges et depuis, l'ambiance en ville demeure monstrueusement tendue. La volonté du gouvernement, de faire passer une nouvelle loi offrant une plus grande grande légitimité dans l'usage des armes mortelles sur les menaces metahumaines, n'aide pas vraiment à calmer les esprits. En somme, c'est le pire ou le meilleur moment de prendre l'air. Mais rester enfermée entre les murs du sanctuaire te semble impossible. Alors tu profites de l'absence des autres paladins pour sortir sans négociation ou chaperon, direction l'eastside.
Simple sortie nocturne ou expérimentation à couteaux tirés ? Toi même tu l'ignores mais choisis d'instinct, un bar peu fréquentable. Le choix ne manque à la lisière du sud et dès la porte franchie, tu perçois la lourdeur qui se dégage du lieu. Tout est saturé. Tout est bruyant. Du bruit partout, en provenance du téléviseur au dessus du comptoir, des haut-parleurs disposés ci et là, des voix qui s'entrecroisent, des murmures qui tabassent ta pensée.
Sont-ils tous réels ? Parfois tu arrives à faire la différence. Parfois c'est impossible. Tu secoues la tête, tentes de rester ancrée à la réalité et t'installes sur un tabouret.
Ton regard balaie les alentours avec plus d'attention, vient se poser sur une silhouette proche de toi, vaguement familière. La mémoire se soumet à l'exercice, farfouille parmi les souvenirs présents, passés. Tu manques de te perdre, une fois de plus, entre les tiens et les leurs. Réminiscences perpétuelles des autres Fatum. Trop de vies juxtaposées. C'est le bordel là-dedans.
Mais il tourne la tête et ça te revient.
"Vous êtes le célèbre chevalier ?" Son nom, sur le bout de ta langue, peine à sortir. Parce que la collection de produits séraphiens s'allongent au fil des années et que tu t'en désintéresses de plus en plus. Pourtant lui, tu t'en rappelles. Un peu. A cause du côté paladin. Est-ce que ça fait de vous des ennemis sur le papier ? Tu t'es jamais posée la question, avant. T'as jamais croisé de héros, avant. Et tu te demandes immédiatement, le goût que ça peut avoir le sang d'un héros. "C'est pas vraiment votre coin de prédilection..." Les supers de la firme traînent rarement de ce côté de la ville sauf lors d'une intervention. Y'a du grabuge prévu ce soir ? Dans ce cas, t'as bien choisi ton soir pour mettre en pratique la théorie travaillée ces derniers mois.  

Buste tourné vers l'individu, rétine coulée à la mâchoire qui ne bouge pas, au visage observant en silence. Quelques secondes aux relents d'éternité avant que sa voix ne fauche l'apesanteur. Galaad. Voilà le nom entendu, presque retenu. Le chevalier de la table ronde. En personne. Ici, près du sud de la ville. Pourquoi Seraph l'enverrait-il ? Un instant de curiosité noyé par l'ombre du barman derrière le comptoir, yeux roulés vers le super d'abord puis la survivante ensuite. C'est toi Clarissa. Dis quelque chose. Réflexion embrouillée, tu les sens, tu les sens tous ces regards posés sur vous. Ils collent à la peau.
"La même chose que lui." Simple, efficace, dégueulasse ? Non. Un type capable d'invoquer une épée magique doit forcément avoir des goûts classes. Tu observes l'assise entre vous, désignée par le héros, hésites un instant à t'y installer. Rapide coup d'oeil en direction de la salle. De quoi vérifier ton impression. L'auditoire est bel et bien en train de suivre l'échange ou plutôt de fixer le paladin avec insistance. Tu te fonds seulement dans le décor.
"Je pensais un instant que j'avais du succès mais..." tu te penches vers lui "c'est vous qu'ils ne quittent pas des yeux." Rictus amusé. Regard doux. Tu finis par changer de tabouret, poser ton derche à côté du sien. Assurément une mauvaise idée. Tu devines déjà le moment où l'un des mecs du coin ayant un peu trop forcé sur la bouteille ou encouragé par un autre mec ayant lui aussi abusé du remontant, va décider d'exprimer tout son amour à Galaad. Mais les mauvaises idées comme les mauvais clichés, demeurent toujours en vogue.
Alors tu prends place. "Je crois que c'est votre coupe de cheveux." Evidemment. C'est trop propre, trop droit, trop nickel. Ça rappelle le package du super-héros. Celui que la firme envoie afin de promouvoir une belle image. Une image lisse et impeccable quand le reste de Los Angeles survit au milieu du chaos.
Verre rempli, tu goûtes le poison de Clarance. Pas mauvais. Plutôt bon même. Les pupilles coulissent à nouveau vers lui. Il semble terriblement humain pour un produit surréaliste. Terriblement seul, en réalité. Est-ce que la vie de tous les héros ressemblent à ça ? Des longues nuits à tromper la solitude dans un verre quand les journées débordent de quoi... d'exploits, de d'entraînements, d'interviews ? T'as du mal à te représenter le quotidien d'un gars pareil.
"Vous aviez rien de mieux à faire que d'être ici ?" La question, un peu sauvage, traduit clairement ta surprise mais aussi et surtout, ta désillusion. Pas vis-à-vis de Galaad, tu ne doutes pas de son réel héroïsme, plutôt de la possibilité qu'un seul bon samaritain ait un quelconque impact sur la criminalité du quartier provenant des entrailles du sud.

"Et quand vous ne travaillez pas, vous écumez les bars de la ville ? Seul ?" Le sous-entendu claque contre le palais avec plus d'intensité que tu ne le prévois. "C’est un peu…" improbable ? impensable ? "inattendu." Déprimant. C'est déprimant à crever mais tu ne peux pas vraiment lui balancer ça. Puis il doit s'en douter. Se douter de la vision déformée que la plupart des gens - toi y compris - entretiennent au sujet des super-héros. Et ce, grâce aux innombrables efforts de la firme consacrant beaucoup de temps, d'argent à les faire apparaître telles des créatures inspirantes. Par conséquent, il t'est difficile d'imaginer Clarance sans famille à retrouver dans une immense maison d'un quartier surveillé. Ou sans proche avec qui passer du bon temps en dehors du travail.
"J’avais besoin de prendre l’air." Raison plutôt banale. "Alors j’ai cherché le bar le plus mal fréquenté du coin et le gars le plus problématique du bar." La banalité soustraite de l'équation, ne reste que le résultat probable. "Vous devez bien vous douter, qu’un type comme vous, dans un endroit pareil, ça va forcément finir en baston ?" Cependant, l'est pas complètement fêlé le Galaad.
Sinon il tenterait d'obtenir un verre quelques rues plus loin, au sein d'une miteuse taverne du sud où les héros sont pas servis car personne ne tolère leur venue.
Nouvelle gorgée asperge l'esprit, calme le brouhaha à l'intérieur. "Je m’appelle Clarissa." Pas de surnom. Enfin si. Sauf que tu ne l'assumes pas. Nouvelle de la bande, visage méconnu parmi les figures emblématiques de Damoclès. Si Miseria débarquait là, la moitié des gars présents pisserait dans leur froc. Toi quand tu entres quelque part, tu fais pas le même effet. Ce sont les cheveux. Ce sont toujours les cheveux les responsables. "Je crois pas vous l’avoir dit. Ou peut-être que si." Tu peux d'ores et déjà entendre la grosse voix de Sapienta te répéter d’éviter les molosses de la firme mais Sapienta n’est pas présent pour interrompre cette conversation.
En plus Sapienta te conseille d’éviter tout le monde comme si ça allait t’empêcher de mourir. Tentative vaine. Les Fatum avant toi n’ont pas réussi à échapper à leur destin. Ça ne vit pas longtemps un prophète du sud. Parce que le sud prophétise la mort sans répit.

La réponse de Clarance étire les lèvres, soulève les joues. Le sourire dévoile presque la rangée supérieure des dents. Amusée par la naïveté dont il fait preuve. Sorte d'espoir qui finira par disparaître une fois l'envers du décor révélé. "Parce que vous pensez avoir le choix ?" De se battre. Le super peut effectivement se laisser tabasser mais toi comme lui, vous savez que ça n'arrivera pas. Même s'il tente de calmer le jeu, se retirer de l'équation. C'est trop tard. La tension gouverne déjà le bar.
"Parce qu'il ressemble au vôtre ?" Les tonalités se ressemblent, s'assemblent. Deux prénoms similaires, deux vies complètement opposées. Du premier jour au dernier.
Beaucoup de parce-que dans ton discours. Peu de pourquoi au final. Pourtant ils sont nombreux à se prélasser, seulement tu l'écoutes. Attentive. Curieuse aussi. D'échanger avec un vrai héros dont l'activité principale consiste à combattre le crime. Est-ce véritablement différent du boulot des paladins de Damoclès ? Ils permettent de maintenir l'équilibre. Un équilibre chaotique certes mais au moins tout tient en place. Tu crois, te sentant parfois encore un peu étrangère à leur routine bien que tu essaies de t'en imprégner.
Comme tu t'es imprégnée de chacun d'entre eux.
Troisième gorgée (au moins) avalée, le regard recommence à le décortiquer. "Vous me connaissez pas." Tu doutes sincèrement que le mot sympa te qualifie cependant, au milieu de cette taverne, à cet instant précis, en compagnie de cette horde un poil sur les nerfs, t'es peut-être ouais ce qui se rapproche le plus d'une personne sympathique. "Ça vous arrive de saigner ?" La question surgit de nul part. Ou presque. Elle provient d'une perception déformée particulière de la réalité.
L'esprit vagabonde ailleurs, quelques secondes et le verre à moitié vide se fissure en plusieurs morceaux sous la pression des doigts. Tu en gardes un au creux de la paume, tranchant, l'écrases contre la peau humide. Elle résiste. Pas de carmin. Pas de substance. Alors tu serres le point plus fort. Pour que l'épiderme soit transpercé. "Je trouve ça apaisant" de saigner "ça me rappelle que je suis humaine... en quelque sorte... vivante." Revenue d'outre tombe. Revenue pour combien de temps ? Est-ce que ton retour a une date de péremption ? Est ce que tu vas te mettre à périmer ?

Tu écoutes d'une oreille distraite les propos de Clarance. Pourtant tu le regardes, lui et l'autre aussi, Galaad, le héros déguisé derrière ses traits, dérapant sur ses lèvres. Seulement t'es trop occupée à trancher ta peau pour faire véritablement attention. Le son de sa voix comme un écho lointain. Un de plus. Tu t'en détournes finalement quand le sang émerge de la main, salope la paume, le comptoir. Enfin le morceau de verre est relâché, enfin le souffle est apaisé. Tu observes avec une fascination totale la substance se déverser en petite quantité.
"Moi aussi, je vous trouve sympa." Douceur revenue. Confidence relâchée. Les prunelles le convoitent à nouveau, se perdent aux contours de sa mâchoire. Un sourire émerge près de la tienne. Ça dure un instant. Quasiment une minute. Puis une pensée parasite t'interrompt. Plusieurs. Les pensées parasites du mutant, en proie à une profonde réflexion philosophique.
Il arrive encore à respirer après avoir vomi autant d'émotions en si peu de secondes ? "Waouh vous aimez vraiment vous écouter parler." Un truc propre aux super héros ? Tu l'ignores. Ne peux pas vraiment comparer, quémander à un autre. T'as pas tout compris. Ni entendu. Mais tu te demandes, pourquoi il s'attarde autant sur son humanité. Parce que t'en as parlé ? Trop d'importance accordé à ce que tu dis. Pas l'habitude. "Vous avez à peine touché votre verre." Quand tu as fracassé celui offert en guise de politesse. Le poing se referme. Les ongles s'enfoncent dans la chair.
Où est Vivianne ? Où est elle ? Vivianne patiente. Il ne veut pas se battre. Vivianne le veut ? Où est elle ? Tu dois l'appeler. Des questions sans réponses aux réponses qui se passent de questions, l'esprit s'égare, s'épuise. Le poing se relâche. Les ongles se retirent.
"Pas maintenant." Un murmure adressé aux voix étourdissant ton horizon. Ton horizon noirci par la perspective de cette soirée périlleuse.  Juste un peu. Ce qu'il faut de saveur. "Comme vous saignez encore, vous voulez bien m'en passer ? Du sang ? Votre sang ?" La demande serait totalement incongrue si vous sirotiez des cocktails cosmopolites dans un bar du centre-ville à l'ambiance hipster. Mais ici, la demande s'adapte parfaitement au décor et au public. "J'vais pas vous faire de mal" que tu précises pour le rassurer. Sait-on jamais, s'il avait des doutes sur tes intentions.