Dark shadows in the sky (calista)

- DARK SHADOWS IN THE SKY -

Le monde est constamment en train de mourir.
Sauf quand j’écris, je peins, je danse. Peut-être parce qu’une infime partie de moi meurt aussi, quand je me consacre à cet art éphémère. Je ne suis pas certaine qu’il soit nécessaire de trop analyser, mais… mais voilà, quand les décennies s’effondrent dans le sablier du temps, il reste beaucoup de questions en suspends, et alors, on cherche des réponses. Un peu trop avidement, peut-être. Je me perds dans les expositions, dans les salons littéraires, cherche la preuve de mes contraires, sans toutefois la trouver. Et parfois hurlent les âmes égarées, quand finalement elles doivent traverser le Voile, et que je suis là, prête à les y bercer.

J’espère que ce ne sera pas le cas de ce soir, il y a une ode à la vie que je ne veux pas manquer : exposition à ciel ouvert, protégée par le drap de la nuit. Jamais sans un verre dans la main, évidemment, à la recherche d’une manière de faire taire les échos sans fin qui se répercutent dans mon esprit. Je déambule, tente de m’abreuver de toutes ces couleurs délicates. L’art apaise les âmes et les cœurs, il est vrai : car alors la curiosité, l’envie et la beauté se répandent en volutes évanescentes autour de ces corps alanguis. Bien sûr, il y a parfois une note de jalousie, d’ennui quand son partenaire devient inintéressant, ou de colère face à des œuvres qui peuvent révolter. Mais elles ne sont qu’une goutte facilement oubliable dans un océan de douceur et de quiétude, qui m’apaise dans les bras de la nuit.

Jusqu’à ce que les couleurs manquent, ou explosent, je ne saurais dire, car je heurte quelqu’un – ça m’apprendra à avoir le nez en l’air, quand les étoiles de mon champagne tapisse mon haut, qui n’avait rien de très important, soit-dit en passant, j’ai enfilé une robe trouvée dans une friperie que l’on oublie aussi vite que l’on m’a rencontrée. « Oh, pardon ! » La douceur dans la voix, et la douceur dans la silhouette et la douceur dans l’âme, crois-tu, crois-je, parce que je suis soudainement emportée ailleurs, face à l’âme hétéroclite qui oscille devant mes yeux ébaubis. Elle est d’un autre âge, d’un autre temps, d’un autre goût, presque, tant elle tapisse mon palais comme le ferait une épaisse liqueur ayant de l’âge. « J’avais la tête ailleurs. — Non, c’est moi, je… » Les mots ricochent contre mes dents et s’évanouissent sur mes lèvres, car je plonge dans ses grands yeux clairs, qui dévoilent les pans d’un paradis que je pensais perdu depuis longtemps.

Qui es-tu, nymphe oubliée ? C’est la seule question qui me vient, la seule qui mérite vraiment d’être posée. Et je n’ai pas besoin de parler, que son prénom fleurit sur sa bouche pailletée. « Je suis Clarissa. — Calista, enchantée. » Je ne peux m’empêcher de sourire à la consonnance ressemblante de nos noms. « Je crois que nous avons eu le même genre de parents un peu trop fans de latin ou de grec. » Elle est la plus illustre, je suis la plus belle. Je ne doute pas qu’elle saisira l’ironie de ma remarque ; enfin, il m’en faut peu pour m’amuser, ce qui a parfois le don d’agacer les gens autour de moi. Je n’ai pas été très gâtée sur l’échelle de l’humour, Dieu – ou celui qui s’est penché sur ma conception – a préféré tout donner dans l’empathie et la générosité. J’ai pas gagné au change, si on me demande mon avis… Mais ça tombe bien, personne ne le fait, et ce n’est pas comme si on pourrait me changer maintenant. Et voilà qu’elle tend la main, offre ses doigts gracile à mon contact, et j’ai peur, l’espace d’un instant, de plonger dans l’esprit de la divine apparition qui vient de s’imposer à moi. « Pour être honnête, je crois qu’un ange gardien vous a mis sur mon chemin, car je ne suis plus certaine de savoir où j’en suis. Dans l’exposition, bien sûr. » Enfin, dans la vie aussi, mais ce n’est pas auprès d’une inconnue que je vais m’épancher. Pas vrai ? Je suis à combien de coupes de champagne, déjà ? « Mais peut-être êtes-vous venue accompagnée ? » Si ce n’est pas le cas, votre entourage est fou. De laisser une étoile filante de ce genre seule, sans compagnie. Mais je peux me dévouer. J’ai toujours eu le cœur sur la main. Je l’avais déjà dit, non ? Dieu a tout mis dans l’empathie.

- DARK SHADOWS IN THE SKY -

Ce qu’il y a de bien avec les expositions, c’est que la probabilité que je doive faire face à un décès est relativement faible. Comparé à un hôpital, par exemple. C’est peut-être pour cette raison que les divers temples de la culture m’apaisent autant : ici pas de cris, pas de souffrances, si ce n’est celles qui ont été jetées sur des toiles ou sculptées dans des cubes de marbre. Le genre de douleur que je peux gérer, donc. Même si l’aura étrange qui ondule autour de la jeune (hm ? vraiment ?) femme se teinte tantôt d’inquiétude, tantôt de calme. Je ne suis pas certaine de comprendre ce qui peut l’agiter autant – un mari violent ? Peut-être, après tout. Elle ne serait pas la première âme que j’ai perdu face à la dureté de ce qu’ils appellent amour, mais derrière lequel se cache plutôt de la toxicité.

Sa tenue dénote aussi avec l’ambiance de l’exposition, mais ce n’est pas comme si ça m’importait vraiment ; si elle se sent plus armée à affronter le monde ainsi, qui suis-je pour juger… Et voilà qu’elle joue de nouveau dans la houle de la gentillesse, même si elle semble l’être, vraiment, au fond.

« Vous me rassurez, c’est pareil pour moi. » Je ne sais pas si c’est un sous-entendu, si nous parlons de l’expérience que nous sommes en train de vivre ou le courant particulier que représente une vie déchirée. J’ai l’impression d’être dans une bulle curieuse, loin du brouhaha étouffé de la foule autour de nous, bien loin des considérations artistiques de ce beau monde. Et voilà que les paillettes bleues inquiètes parsèment les draps dorés qui l’auréolent.

« Non, mes amis ne sont pas très intéressés par les expositions. » Je suis presque soulagée de savoir qu’elle ne va pas s’envoler pour une autre grappe de connaissances, même si je suis un peu peinée pour elle ; certains gèrent mal la solitude des appétences éloignées. Je veux ouvrir la bouche, lui répondre, mais voilà que la nymphe diaphane reprend la parole. « Pour être honnête, je ne connais pas beaucoup de monde. — Voilà qui nous fait un point commun. » Clarissa semblait presque troublée à l’idée de ne pas connaître grand-monde, mais je tiens à la rassurer. « Je viens d’emménager, et je cherchais la compagnie de jolies sculptures pour mes premiers jours par ici. » À Clarissa de choisir si elle veut s’y assimiler, après tout, sa plastique n’a rien à envier aux œuvres d’art parmi lesquelles elles déambulaient.

« J'ai du mal avec la mentalité du coin. » J’acquiesce, ne sachant pas vraiment quoi faire de cette information. Décide de jouer la carte de l’honnêteté, car c’est toujours ce que je suis. Après tout, nous échangeons quelques mots dans une galerie d’art, à quoi cela peut-il m’engager ? Assurément pas grand-chose. « Ce n’est pas pour me rassurer ! m’esclaffé-je, tentant de remettre un peu de de légèreté dans l’échange, mais c’est peine perdue, car son aura se teinte de déception et d’incompréhension, tandis qu’elle poursuit sur son désintérêt pour les réseaux sociaux. Je dois lui accorder ce point : depuis que j’ai délégué tout ça à mon équipe de communication, je ne m’en porte que bien mieux. Quand elle me demande si je suis journaliste, je ris en balayant l’idée d’un revers de la main. « Bon sang, non ! Je serais une piètre journaliste, et surtout, je ne couvrirais pas les sujets à la mode. Si je peux me permettre, même si c’est une exposition très à la mode, quelques lignes sur The Defender ferait gagner beaucoup plus d’argent à un pigiste que de donner son avis sur ces œuvres. » Même si cela peut paraître désagréable, je hausse les épaules et ne tiens pas spécialement à débattre de cet état de fait. Nous sommes partis trop loin dans la médiatisation des Super-Héros pour faire machine arrière et… « Mais c’est comme tout, j’imagine. Il y a des cycles. Les modes passent. » Les gens meurent. « Bientôt le monde se passionnera pour autre chose. Qui sait, un robot avec une IA tellement impressionnante qu’il n’y aura même plus besoin d’être humain ? » Je ne veux pas m’attarder sur le fait que j’ai vu tant de modes grandir pour mourir que ça me déprime. Je ne sais même pas pourquoi nous sommes arrivées sur ce terrain de discussion bien philosophiques. D’ailleurs, j’attrape deux coupes de champagne qu’un serveur amène, en tend une à ma nouvelle amie du soir. « Promis, je ne suis pas toujours aussi déprimante. À notre nouvelle amitié ? »