Un fil si coloré (Anastasia)

Ce genre de chose était toujours un risque opérationnel majeur, mais Seraph lui avait assuré que le terrain avait été sécurisé. Que les mesures nécessaires avaient été prises. Il n’était pas convaincu qu’au vu de la situation actuelle, ce soit une bonne idée : l’épidémie de Booster qui gangrenait la ville en ce moment transformait chaque civil en un risque potentiel. Il comprenait aisément que cela rajoutait un premium sur un événement de ce genre. C’était un moyen de se montrer solide et sans peur, et son employeur en avait bien besoin en ce moment. Pour lui, c’était également une façon d’attirer sur lui l’attention durant des temps particulièrement ardus. Il comprenait tout cela. Mais il estimait tout de même que le ratio risque/récompense n’était pas en sa faveur. Son image était immaculée et presque vierge de tout accroc, et les quelques inévitables accidents de parcours avaient été gérés de la façon la plus professionnelle - et définitive - qui soit. Pour lui, qui entendait maintenant modifier la trajectoire de son existence, ce genre d’exercice était une distraction malvenue. Au moins l’itinéraire choisi avait-il autant de quoi impressionner que de le rassurer quant aux efforts faits pour le sécuriser. Il démarrait devant Good Vibes School, passait par un parc, puis un autre, serpentait au milieu des allées commerciales d’Enchanted Forest, et se terminait au pied de Suprem School. Ce genre de symbolique le laissait indifférent, mais il comprenait facilement l’effet escompté. Il posa sa main sur l’épaule du gamin qui l’accompagnait, et lui adressa un sourire chaleureux, de ce qu’il avait souvent vu gracier des visages paternels dans des moments intimes.

« Tu es prêt ? »

L’autre le regarda, les yeux brillants d’admiration et de timidité, et hocha de la tête, bavant en même temps un oui qu’il voulut sans doute convaincant. Clarance pouvait au moins apprécier que sa fondation le pousse régulièrement à travailler avec des enfants : ils étaient crédules, et toujours particulièrement enthousiastes à l’idée de remplir leur rôle. Il posa sa main dans la tignasse du môme, et la lui frotta. Quatre fois. C’était le nombre optimal de passages, le ratio doré entre l’indifférence et l’insistance trop marquée. Ce genre petit détail était peu important, si on omettait de le replacer dans un contexte chargé d’attentions de ce genre. Il n’oubliait pas. Jamais. Il plia brièvement les genoux, et passa son bras sous les jambes de l’enfant, ignorant le glapissement qui se mua rapidement en rire, avant de monter les marches qui menaient à l’estrade d’un trot conquérant, saluant la foule enthousiaste de sa main libre, une expression de joie pure plaquée sur la face. Arrivé au podium, il reposa à terre l’enfant, prenant soin de le faire avec délicatesse, et remercia les quelques personnes qui s’étaient occupées de l’événement, serrant plusieurs mains importantes. Puis, enfin, il tapa le microphone d’un doigt précautionneux.

« Est-ce qu’on m’entend bien ? »

La réponse de la foule fut immédiate, et comme souvent, il fut presque saisi par le côté physique de la marée sonore que le chœur indénombrable de ces bouches déchirées par l’adoration étaient capables de produire. Il hocha de la tête, avant de reprendre sur le ton de la plaisanterie :

« Eh bah ! Moi aussi, je vous entends bien ! »

Il laissa aux rires le temps de redescendre, avant de continuer :

« J’étais pas sensé venir aujourd’hui, mentit-il cordialement. Mon coach insiste beaucoup pour que je prenne du repos, mais y’a encore beaucoup à faire, et quand on m’a dit que plus de cinq mille personnes avaient participé à la course, j’ai pas pu m’empêcher de faire un détour. Alors avant que je vous embête avec tout ça, merci à vous ! Et merci pour Juan ici présent ! Cette levée de fond est largement suffisant pour que la fondation Clarance puisse lui offrir un nouveau bras, et les excédents iront directement dans sa bourse collégiale ! Et je sais que je suis pas censé faire ça, fit-il en prenant un air mi-dépité, mi-plaisantin avant de se tourner brièvement vers l’organisatrice des festivités du jour, mais je veux m’engager à compléter cette bourse de mes fonds propres, et offrir à Juan un passe complet vers l’école ou université de son choix ! Je ne vous bassinerai pas avec un long discours. Au nom de la fondation, merci à vous et à tous ceux qui ont donné ! Profitez du buffet, et oubliez pas de rester hydratés ! »

Il leva une main enthousiaste, la laissant suspendue quelques secondes, le temps que les vivats renouvelés retrouvent un volume acceptable, et se retourna, avant de descendre de l’estrade, emmenant avec lui le gamin. Tout se passait jusqu’à présent sans problème, et il n’avait pas repéré en scannant la foule d’individu particulièrement suspect. Sans doute cette étude rapide n’était-elle pas concluante, mais elle lui fournissait au moins une base sur laquelle appuyer toute observation subséquente.

Venait maintenant l’heure des sociabilités. C’était toujours le passage le moins intéressant, mais au moins comportait-il aujourd’hui quelque chose de capable de le distraire, au moins le temps que l’attrait de la nouveauté ne s’estompe. Il avait à afficher sa proximité avec Hemera. Il avait lu son dossier, bien entendu - il avait compilé sur chaque personne importante de la ville un recueil d’information particulièrement bien fourni - et avait été briefé. Mais c’était la première fois qu’il avait avec elle un contact digne de ce nom, qui allait au-delà des hochements de tête et des formules d’usage lorsqu’ils se croisaient par hasard dans le quartier ou dans la maison-mère. Ce n’était pas pour lui un problème ; il avait suffisamment d’informations pour savoir comment agir ; Hemera était une donnée partiellement instable, rongée par les doutes. Cela, il l’avait appris récemment, quand il avait eu accès à des informations que Seraph avait jugé utile de lui divulguer avant leur rencontre. L’avantage d’être dans leurs bons papiers. Ils savaient comment il fonctionnait. Il savait qu’il utiliserait tout ce qu’on lui confierait de façon efficace.

Il lui était difficile d’éprouver un véritable sentiment de colère, ou de dégoût, ou quoi que ce soit approchant ce genre d’émoi intérieur.

Mais le gâchis l’irritait, à défaut de terme plus précis.

« Tu veux parler à Hemera ? »

Il n’eut pas besoin d’attendre la confirmation de Juan pour savoir qu’il était d’accord. Il attendit quelques minutes qu’elle descende à son tour de la plate-forme, et lui fit un rapide signe de la main, avant de s’approcher d’elle :

« Hemera, dit-il d’un ton plus calme. J’suis navré, mais Juan voulait te parler. Ca prendra pas longtemps. Tu dis bonjour, Juan ?»

Bonjour, fit Juan, son regard oscillant comme un métronome fou entre le visage de l’héroïne et ses pieds, les joues rouges et les doigts entremêlés comme des spaghettis. Brave Juan. Il adorait vraiment les enfants.

Les héros, souvent, étaient des animaux. Pas dans le sens commun, celui qui impliquaient qu’ils se laissassent aller librement à leurs plus bas instincts. La plupart d’entre eux, en vérité, étaient probablement dotés d’un bon fond, ou tentaient de compenser cette absence par une rigueur de bon aloi. Non. Mais parce qu’ils étaient habitués à régner sur leur petit univers, comme des gros lions gras ou des gorilles jaloux craignant la révolte de leurs harems. C’était compréhensible : Seraph leur fabriquait un cosmos sur mesure, et s’assurait que chacun soit un produit rigoureusement calibré. Ca voulait dire garantir une certaine mesure d’unicité, sans doute, mais les éléments récurrents étaient dans l’ensemble bien plus nombreux. Et cela amenait nécessairement à une conscience aiguë que dans un marché en voie de saturation (s’il ne l’était pas déjà entièrement, saturé), les quelques éléments distinctifs capables de survivre étaient précieux.

Ils étaient tous alliés, des produits précieux et protégés par Seraph.

Ils étaient tous concurrents, aussi, mais sans réellement l’être. Pas de crasse autorisé, pas trop en tout cas, et pas trop graves.

D’aucuns auraient appelé le système pervers, probablement. En voyant Hemera s’agenouiller face à l’enfant, et utiliser sa magie comme un clown à une fête d’anniversaire, il ne put que concéder une appréciation sincère pour ce qu’il était capable de produire. Elle était là, et il doutait qu’elle en ait franchement envie. Pas que l’idée d’aider à offrir un bras à un gamin qui l’avait perdu dans l’effondrement de son immeuble lui déplaise, sans doute pas.

Il balaya ces pensées parasites. Il était trop tôt pour tirer des conclusions sur Hemera, et lui-même avait mieux à faire que de se confondre en réflexions maintes fois ressassées et en conjectures oisives. Il observa la fin de leur bref échange : si cela n’avait pas été une impossibilité anatomique, les yeux de Juan se seraient écarquillés plus encore, et ses pupilles auraient gobé l’intégralité de ses iris. Il ouvrit la bouche, et la referma, et répéta le mouvement une fois, puis deux, comme un poisson soudainement tiré hors de l’eau, une main tremblante tentant vainement de saisir la cape qui auréolait maintenant ses petites épaules. Clarance lui laissa un peu de temps pour reprendre ses esprits. Le brusquer aurait été contre-productif.

« Je... Je voulais juste dire bonjour. Est-ce que je peux la garder la cape s’il-vous-plaît merci madame ? lâcha-t-il en s’emballant, ses dernières syllabes manquant de peu de se mélanger en une bouillie inaudible. »

Il n’aurait pas mieux fait s’il avait du lui rédigé un script. C’était là un autre avantage de travailler avec des professionnels compétents. Le casting était bien fait, et le scénario que l’on souhaitait s’écrivait ensuite docilement, de lui-même, sans effort particulier. Il observa attentivement la réaction d’Hemera, ne manquant pas de lui adresser un sourire d’excuse. Évidemment qu’il ne pouvait pas garder la cape. Évidemment que non. Elle allait disparaître rapidement, et elle n’avait même pas de forme tangible. Il hésita un court moment, cherchant la meilleure façon de procéder. Il pouvait essayer d’arriver à la rescousse, de dévier habilement la situation, mais c’était un geste brusque, qui pouvait ne pas plaire. Peu de ces gros pachydermes, encore une fois, appréciait qu’on vienne piétiner l’herbe qui leur servait à paître. Mais ne rien faire pouvait aussi être vu comme une crasse, un manque flagrant de solidarité. Il était l’hôte de l’événement. Il était a priori de son devoir de s’assurer que son invitée soit épargnée de tout écueil, et que l’expérience s’avère entièrement positive. Pour elle, certainement, mais plus encore pour son image.

Encore qu’Hemera ait a priori l’air relativement sincère.

Il choisit finalement d’observer. Tranquillement. Il était, lui aussi, une forme d’animal, et il ne se faisait aucune illusion à ce sujet. Il suffisait pour s’en convaincre de voir quel air grandiloquent prenait son discours intérieur. Mais il ne voulait pas empoisonner l’eau de l’oasis, ou asperger de boue ses amis aux larges défenses. Il savait comment faire. Il se pencha en avant, sans pour autant s’agenouiller, se contentant de plier légèrement sa haute silhouette :

« Je crois pas que ce soit possible, Juan. Mais on peut faire mieux encore, fit-il en lui adressant un clin d’œil, alors que ce dernier levait vers lui un visage désenchanté. Regarde derrière toi, y’a abuelo Guadalupe ! »

Ses parents étaient morts. Fraîchement enterrés. Faire passer son grand-père du Mexique à ici en expédiant la procédure avait demandé un peu de travail - pas de sa part - et n’était pas un acte qui se criait sur une estrade. C’était un passe-droit, et un geste qui risquait de s’avérer impopulaire auprès de la partie plus conservatrice de son audience. Clarance était particulièrement populaire parmi ces derniers. Le geste en vérité, visait sans doute à l’aider à pénétrer le marché latino-américain. Les valeurs de l’Amérique hispanophone (très chrétienne et attachée aux valeurs familiales et traditionnelles) s’alignaient parfaitement avec son image. Aider l’un de leurs, diffuser l’information sur les réseaux sociaux et laisser le bouche à oreille opérer était une façon efficace de la soigner. Du moins, c’était la raison qui motivait sans doute cette décision. Au moins le vieillard était-il apparu au bon moment. Il avait été aidé, lui aussi, pour que son timing soit approprié.

Deviner les intentions de Seraph était à la fois un passe-temps distrayant et un moyen d’apprendre du plus grand maître en la matière comment opérer à son propre niveau.

Il regarda l’enfant s’éloigner d’un pas rapide vers son grand-père, et s’adressa d’une voix posée à Hemera :

« Ca se passe bien ? J'arrive jamais à m'habituer à tout ça »

Une question suffisamment neutre pour ne vouloir rien dire, suivie d'une déclaration suffisamment large pour vouloir tout dire. Pour la laisser réagir comme elle le voulait.

Acerbe. C’était le mot qui venait immédiatement à l’esprit, mais il n’était pas spécialement utile, parce que pas spécialement actionnable. Pas en tant que phénomène isolé. La première chose qu’il avait compris quand Seraph avait commencé à réellement se pencher sur son cas, à l’étudier pour savoir si lui même était utilisable ou bien s’il fallait s’assurer qu’il ne pose pas de problème, c’était qu’un être était agencé comme un polygone irrégulier. Chaque sommet correspondait à une caractéristique en particulier, et était relié par un segment à nombre d’autres sommets avec lesquels il interagissait. Parfois, la droite brisé était tendue, parce que les deux points tiraient dans des directions opposés. Parfois, elle était plus relâchée. C’était un moyen simpliste de rendre un modèle particulièrement abstrait plus visuel, sans doute, mais cela l’avait beaucoup aidé dans ses rapports aux autres.

Il était passé à ce moment de l’instinct purement bestial à un modèle raisonné, qui donnait des résultats prévisibles et vérifiables, et qu’il pouvait chaque jour affiner un peu plus. Et il était devenu, à force d’itérations, particulièrement proficient dans ce domaine.

Il ne s’offusqua donc pas de la réponse d’Hemera, et la laissa continuer. Certes, c’était de la part de l’héroïne un faux pas diplomatique majeur, et il s’autorisa une expression de surprise, reculant après la fin de sa première phrase d’un pas pour lui laisser tout l’espace personnel dont elle avait besoin, les mains levées en signe d’apaisement. Ce fut rapide : elle cracha un série de phrases qui auraient sans doute étaient assassines si elle n’avait pas fait, à sa façon, preuve d’une certaine retenue. Il n’était pas certain de ce qu’il avait fait pour susciter une telle animosité.

La théorie la plus évidente était, pour en revenir à son analogie précédente, l’irritabilité d’un hippopotame contraint d’aller le visiter le trou d’eau de son voisin. Mais ça ne semblait pas être ça. Ce genre d’acidité s’exprimait souvent de façon moins directe, et elle avait entamé son court réquisitoire en questionnant ses intentions, avant d’opposer indirectement le personnage de Galaad à la réalité de la situation et des blessures du monde. C’était une façon de montrer que son action et celui de sa fondation n’étaient pas de celles qui permettaient de le soigner. L’attaque suivante sur la démesure - et là encore, elle parlait de lui, pas pour parler de lui, mais parce qu’il incarnait quelque chose - confirmait cela. Ce n’était pas un problème de territoire, donc. D’une certaine façon, cela rendait les choses plus simples. Il ne pouvait pas réellement travailler avec quelqu’un qui n’avait pour objectif que de préserver l’intégrité de ses murailles. Il laissa une ou deux secondes s’écouler après qu’elle en eut terminé, autant pour s’assurer qu’elle ne redémarre pas soudainement que pour marquer sa surprise.

« Je dois avouer que je m’attendais pas à ça, fit-il d’une voix neutre en baissant lentement les mains, avant de désigner l’arrière de l’endroit. Venez. »

Il se mit à marcher, et continua :

« Il n’y a pas vraiment de suite du programme. On peut aller se mélanger aux invités, si vous le voulez. Faire des sourires, serrer des mains. Ils en seraient heureux. Mais j’aimerais m’assurer que vous ne prendrez personne à partie, avant. »

Il vit une des assistantes arriver avec un verre de jus d’orange. Il lui fit rapidement un signe de la main, levant deux doigts pour lui indiquer d’en apporter un deuxième. Celle-ci fit demi-tour, rejoignant l’esplanade étalée devant la scène et les tables alourdies de produits frais. Des produits de qualité. Il était un gars proche du peuple, et des fermiers et des agriculteurs et des éleveurs, et il ne servait pas de nourriture (trop) transformé.

« Je ne suis pas chevalier, d’abord. C’est l’image qu’on me donne, et j’imagine qu’il y a pire que d’incarner un fantasme de gamin. Je me plains pas. Mais je ne suis pas un seigneur féodal qui inspecte ses paysans du haut de son cheval, et tranche dans leurs récoltes pour s’accaparer les fruits de leur travail. Je fais ce que je peux, c’est tout. Et je ne vous juge, ni ne vous jauge, d’aucune façon. Très honnêtement, j’ai mieux à faire. »

Arrivé devant la caravane qui devait lui servir de loge, il fit signe à Hemera de prendre place sur la chaise en plastique placée devant, et en déplia une autre, plaquée contre le véhicule, avant d’en faire de même :

« Un point me chiffonne, en revanche. Vous parlez d’habitude. D’habitude à quoi ? »

Il savait. Mais elle, non. Il fallait le formuler, poser des mots dessus, préciser le propos. Parce qu’un fois que ce serait fait, que les mots auraient quitté sa bouche, ils ne lui appartiendraient plus. En temps normal, Clarance ne serait pas occupé d’elle comme cela. L’événement était effectivement terminé, et il aurait simplement passé une vingtaine de minutes à se mélanger à la foule adoratrice. Vingt minutes, c’était bien. Suffisamment long pour permettre à certains élus de le toucher. Suffisamment court pour maintenir son aspect distant. Mais Hemera montrait quelque chose d’intéressant : elle n’avait pas de murs pour se protéger, et comme toute personne dans sa situation, elle était persuadé du contraire. Cela, pour lui, signifiait une opportunité.

De l’aider, bien sûr. Il était quelqu’un de dévoué et d’altruiste. Un vrai petit chevalier.

Elle était surprise. Ce qui n’était pas surprenant. C’était l’effet attendu, mais il devait cependant bien avouer quelque chose : il aurait pu faire preuve de moins d’enthousiasme. Dans son empressement de passer les rituels normalement nécessaires aux choses utiles, il avait sans doute réagi de façon trop abrupte. C’était une erreur vulgaire, qu’il n’aurait pas du se permettre. Il le nota, et plaça l’idée à l’arrière de son esprit ; il aurait plus tard le temps de se remémorer la conversation, et de chercher à comprendre où s’était trouvée exactement sa maladresse. Pour l’heure, il fallait s’assurer de ne pas gâcher ce qui avait été accompli. Reprendre les bases. Que savait-il d’Hemera ? Quelles signes émettait-elles actuellement ? A quel pattern cela se référait-il, quel point d’ancrage pouvait-il convoquer ? Les bases. Les bases. Il se pencha en avant, ses mains se joignant en triangle et ses coudes se posant sur ses genoux, un sourire navré étirant ses lèvres, menaçant presque de les faire disparaître à l’intérieur de sa bouche. Sa langue lécha l’arrière de ses dents. Il prit une longue inspiration, et expira lentement.

« Pardon, cracha-t-il sur un ton forcé. J’ai mal réagi. J’ai l’habitude que certains héros me prennent pour un rival potentiel, et qu’ils questionnent mes intentions quant à ma fondation. Que parfois, il causent des scènes. C’est un sujet sensible. Et ma fondation m’est précieuse. Très. Mais ça n’excuse rien, et je n’aurai pas du me braquer comme ça. »

Un bon début. Un peu d’humilité le servait toujours efficacement. Elle ne s’était pas assise. Il leva dans sa direction son regard, la fixant directement, une seconde, puis deux, avant de hocher la tête, et de reprendre :

« Pour l’habitude, je dois avouer que c’était surtout un moyen de vous faire parler. Je sens ce que j’entends quand j’en parle. Mais je ne sais ce que vous, vous en pensez. Et comme vous le voyez en ce moment, on ne s’habitue pas toujours à tout. »

L’assistante arriva à ce moment avec les rafraîchissement escomptés. Deux verres de jus. Une grande bouteille d’eau fraîche, tirée d’une source et vierge de toute pollution. Ou, comme toujours, à peu près vierge : le monde ne tolérait plus d’absolus depuis deux siècles. Elle posa le plateau, et Clarance lui parla rapidement :

« Merci beaucoup, Brenda. Est-ce que tu pourras me prévenir quand ce sera l’heure ? »

Elle lui répondit par l’affirmative, avant de s’éclipser, ayant compris le message. Au moins n’avait-il pas totalement perdu les pédales, et pouvait-il toujours profiter de ce qui fonctionnait bien. De ce qui était sensé bien fonctionner. Il se saisit du verre, et en vida la moitié, avant de le reposer.

« De quoi voulez-vous philosopher ? fit-il finalement, sa voix se couvrant d’une couche épaisse de fatigue. Je peux parler de ma jalousie : le terrai que j’ai hérité de mes parents n’est pas génial pour les oranges. Quant à la société, j’suis pas sûr d’avoir un avis révolutionnaire dessus, conclut-il sur une dernière plaisanterie. »

Il avait toujours du mal avec l’humour. Seraph lui avait régulièrement d’éviter de trop en faire. Sur une estrade, devant un public, c’était assez simple. Quand il serrait des mains, et qu’il plaisantait sur un sujet impersonnel, ça passait également. Mais plus il s’éloignait de ces situation, moins il était efficace. Il le savait, et ils le savaient. Pour eux, la solution était évidente : le cantonnait dans les domaines où il excellait. Mais ce n’était pas ce qu’il voulait. Il voulait agir. Il voulait être. Il voulait répandre sur le monde et en lui les particules élémentaires qui composaient son existence, et il voulait par ce truchement primordial le connaître. Parfois, cette urgence le prenait au ventre, et le poussait à certains actes qu’il regrettait ensuite. Pas parce qu’ils pesaient sur sa conscience ; Clarance était à peu près certain d’être incapable de ressentir la majeure partie des émotions qui semblaient perturber ses congénères. Mais parce qu’il avait ensuite à rattraper les choses. Il espérait que cette fois encore, ce ne serait pas impossible.

Au moins, si ça devait l’être, il ne serait pas condamné à des actes qui réclameraient de sa part une exertion particulière et une attention renforcée. Il y en avait déjà trop eu. Il restait peu de place, pour ce genre de mesures.

Galaad, malgré ce qu’il venait de dire, était un bon chevalier. Il avait après tout, été choisi par Vivianne (encore qu’il n’était franchement pas sûr que sa présence atteste de la réalité des mythes d’Albion). Il était humble et pugnace et taciturne. Tout ce qu’on pouvait attendre d’une personne dont l’existence tournait autour de la recherche d’un idéal supérieur. Mais même lui devait admettre qu’il était parfois bon de se prendre certains revers, de se voir répéter certaines lessons qu’il aurait sans ce genre de rappel considéré comme tellement élémentaires que les répéter aurait été insultant. Hemera, face à lui, se révélait entièrement coopérative. Sinon amicale, au moins cordiale. Elle démontrait la limite des comparaisons faciles et des métaphores filées : le royaume des animaux gagnait à rester une idée amusante et à ne pas devenir un repère trop primordial.

Les gens autour de lui n’étaient pas lui. Ils ne raisonnaient pas comme lui. Ils ne vivaient pas comme lui. Ils ne respiraient pas comme lui. Le savoir était facile. L’intégrer était un travail du quotidien, qui devait chaque jour se confirmer.

Il la laissa, comme à chaque fois, terminer. Le but était de l’écouter, au moins pour l’instant, de comprendre ce qu’il avait en face de lui. Il fallait se faire humble devant l’inconnu, jusqu’à ce que les voiles qui occultaient sa substantifique moelle soient levés. Elle parlait de ses convictions, et de ses craintes. Elle répondait à son humour. Elle se faisait écho de ses paroles, et le relançait. C’était une bonne chose. Quand elle eut terminé de parler, son visage était un masque pensif : ses yeux regardaient droit devant lui, sans réellement se fixer sur un point particulier. La pyramide qu’avaient jusque-là formées ses mains s’étaient effondrée, ses doigts unis en une grosse masse vaguement sphérique, avec ses deux pouces tapant l’un contre l’autre. Il resta silencieux, un peu plus longtemps que la dernière fois. Juste ce qu’il fallait pour que le silence ne soit plus seulement celui de la reflexion.

« Je comprends ce que vous dites. Mais je ne sais pas. Je veux dire, je vois le truc : je suis un riche héritier, un des derniers grands propriétaire terriens de l’Amérique. Je pourrai demain m’arrêter de travailler, et payer des gens pour faire tourner mon exploitation, et m’acheter une île dans un archipel ensoleillé. J’suis un héros en vogue, et je peux plier l’acier entre mes mains, et mes yeux et mon sang ont la couleur de l’or. Et je me fais aucune illusion : il suffit que je me fende d’un sourire pour que deux américains sur trois hurlent de joie. Mais même avec une telle liste, j’sais pas si je suis, ou si tous les autres héros sont si exceptionnels que ça. P’t’être que j’suis trop naïf. J’sais pas. Dans trente ans, quarante pour vous, faudra ranger les costumes d’Elvis, et se trouver un coin pour la retraite. Et après, on mourra, et on nous adressera une petit tribune sympa, et des gens feront des vidéos marrantes sur nos vies. M’enfin ça ira pas beaucoup plus loin. »

Il se renvoya dans le fond de sa chaise, son dos s’étalant contre le dossier, et il continua :

« C’pour ça que j’aime ma fondation. C’est du concret. C’est du solide, de l’utile. J’me fais pas d’illusion, c’est aussi beaucoup de paillettes et de spectacle et de vent, mais derrière y’a des maisons pour des gens qui en ont plus. Des bras pour des gamins qui auraient pas du les perdre, cracha-t-il en serrant les dents au moment de la dernière phrase, son visage se durcissant un peu. Ca justifie beaucoup de choses. »

Il souffla lentement, et termina :

« Pardon. Je parle beaucoup. Seraph m’a parlé de vous, oui. Mais pas comme vous l’imaginez. Enfin si : ils m’ont dit qu’il serait avantageux pour moi d’apparaître avec vous. Et de vous offrir un moment d’exposition tranquille, une sorte de remise à niveau dans un environnement acquis. Mais j’suis pas doué pour ça, visiblement. Mais vous, du coup, qu’est-ce qui vous tient à cœur ? J’imagine que c’est pas pour mes beaux yeux que vous êtes là. »

Il termina son verre, et le reposa, le même sourire maigre que son discours avait caché revenu sur les lèvres. Tout ça pour ça. C’était peut-être du concret et du solide et des bras pour les petits enfants manchots, mais c’était tout aussi intéressant. Il voulait voir s’il avait compris. S’il était fonctionnel. Et c’était un moyen comme un autre de le faire.

Elle lui renvoya la balle. Ils échangeaient, sans dire grand chose. Évidement que tout le monde était d’accord pour dire qu’aider les petits enfants mutilés était une bonne chose, et que se remettre en question était une marque d’humilité et de sagesse. Il n’avait pas eu besoin d’apprendre de Seraph pour le saisir, ça. Mais ça ne voulait pas dire que ce n’était pas important. C’était leur premier échange, et donc le plus important. Il allait colorer la suite de leurs rapport de façon presque indélébile, et marquer dans leurs esprit - en tout cas dans celui de son interlocutrice - le rôle qu’ils devaient tenir. L’appréciation qu’ils devaient avoir l’un pour l’autre, l’estime qu’ils devaient se porter. C’est pour ça qu’il était extrêmement de dresser un portrait soigneusement brossé. De cette étape précieux découlerait, ou non, nombre de possibilités futures. Chose plaisante, Hemera semblait assez réceptive. Ce n’était pas étonnant, mais tout de même. La sentir résonner avec qu’il disait, et se l’approprier à sa façon était toujours un bon signe. Elle disait être là parce qu’elle croyait en ce qu’il faisait. S’il avait été capable de ce genre de trivialité, il aurait sans doute été saisi à l’entendre d’un grand mouvement de tristesse.

C’était étonnant : elle était, probablement, aussi en vogue que lui. Certes, il avait dans les bras l’avantage de la fondation CREED, mais elle était une jeune actrice à la plastique irréprochable. Ses possibilités étaient virtuellement infinies, et le fait qu’elle ne les exploite pas alors qu’elle semblait être à peu près au courant de leur existence était révélateur. Il le nota soigneusement. Le dossier qu’il avait sur elle était illuminé, et ses reliefs apparaissaient docilement : il n’y avait jamais rien de mieux qu’un examen personnel pour se rendre compte de ce qui était vrai et de ce qui relevait de l’illusion. Elle termina en lui parlant de l’importance qu’elle accordait à la sincérité. Ou plus exactement, à l’authenticité. C’était un problème avec lequel beaucoup de héros avaient du mal à composer, et ce n’était pas étonnant.

D’une certain manière, nombre d’entre eux étaient d’éternels adolescents. Formés par Seraph dès leur plus jeune âge, élevés dans l’idée qu’ils étaient exceptionnels (même elle avait intégré cela, et l’avait invoqué dès qu’elle en avait eu la possibilité, ne serait-ce que pour se place en contradiction), ils passaient leur vie à se déguiser, et à jouer un rôle. Ils n’étaient jamais confrontés à des entretiens d’embauche, le processus étant intégré en filigrane dans leur existence, et leur hiérarchie faisait tout pour avoir l’air plus d’une famille que de patrons avec des exigences très strictes, au moins jusqu’à ce qu’ils fassent n’importe quoi. Ils étaient adulés. Idolatrés. Protégés des réalités basiques du monde. Nombre d’entre eux, le savait d’expérience, connaissaient par cœur le prix de leur boisson café-crème-sucre mais étaient entièrement incapable de faire leurs courses eux-mêmes sans oublier la moitié des essentiels. Seraph était un parent omniprésent, et il fallait beaucoup d’effort pour que le héros devienne un adulte.

Ce n’était pas là un effet secondaire accidentel, une sorte d’externalité imprévu. Seraph savait. Un ado pouvait être rebelle, mais il dépendait tout de même de l’argent de poche de papa-maman.

Pas étonnant, dès lors, de voir ce genre de crise d’ado mal gérée. Ce qu’Héméra décrivait était globalement la difficulté à adopter le rôle qu’on attendait de soi au travail. Une attitude pro. A vingt-cinq ans, elle se sentait déjà lasse, et elle rêvait d’absolu et de sourires d’enfants et de ne pas avoir à compromettre ses valeurs. Certaines subtilités de ce schéma lui échappaient encore certainement. Il apprendrait, en temps et en heure.

« Vous êtes dans le mauvais secteur, alors. J’évite de trop en parler, parce que les gens ont du mal à comprendre, mais mon épée me parle. Souvent. Et quand je ne dis pas la vérité, elle hurle. Mais même ça, ça ne m’empêche pas de mentir. Ou plus exactement, de laisser les gens se faire leur propre vérité. J’suis devenu particulièrement doué pour ça à force de devoir le faire, et je peux vous le dire : la franchise, c’est important. Ca a sa place, comme en ce moment. Mais parfois, faut savoir faire sans. Parce que parfois, les capes qui brillent ça compte. Enfin, c’est un peu hypocrite sans doute, moi j’ai pas à porter de justaucorps moulant. »

Il marqua une pause pensive, et fit claquer sa langue dans sa bouche :

« Et j’pourrai vous expliquer aussi que vous vous trompez. J’ai énormément à gagner à me présenter à vos côtés. La raison la plus évidente, c’est que j’ai trente ans et que j’suis pas en couple. C’pas normal, surtout pour un gars avec mon image. Seraph vous a envoyé ici en premier lieu pour dissiper au moins un peu cette idée du public. Entre autres choses. Mais c’pas l’essentiel. J’ai déjà coopéré avec d’autres héros, de façon ponctuelle comme aujourd’hui. Les retombées financières ont toujours été conséquentes. Ca peut vous paraître idiot, mais votre présence ici, c’est un quartier qui verra ses nids-de-poules rebouchés, son réseau électrique enterré, et ses parcs replantés. Alors, merci. Et, si vous me permettez cette indiscrétion, j’aimerais vous demander...»

Il marqua une pause, fronça les sourcils. Chercha la meilleure façon de formuler la chose, de s’assurer que ce soit bien reçu. Finalement, il reprit, son débit plus lent, plus hésitant :

« Pourquoi pensez-vous ne pas atteindre la retraite ? Vous craignez un accident ? »

C’était un risque évident, et ils vivaient tous avec lui : leur immortalité était une illusion à laquelle tous essayaient de croire pour se rassurer, mais que peu cautionnaient réellement. Mais s’inquiéter à ce sujet était l’acte moral à accomplir. La chose à faire.

A force de se disperser et de sonder le terrain, certains échos lui étaient de nouveaux parvenus, plus solides. Il pouvait voir dans les mots choisis - ce n’était pas un terme très précis, mais il suffirait - par la jeune femme se dessinait un portrait en contre-jour. Il pouvait deviner, par processus d’élimination, ce qu’elle était. La méthode, quand on la connaissait, n’était pas spécialement difficile à appliquer : il suffisait de chercher dans la méthode d’expression ce qui ne pouvait pas appartenir à certaines personnes. Un homme de trente ans originaire du sud de LA ne parlait pas comme un ponte qui n’était jamais vraiment descendu en-dessous du quatrième étage de sa tour Seraph. Ca, c’était la partie simple. La partie moins simple était de comprendre ce qui les séparait vraiment, et comment faire pour identifier le tout. Hemera, pour cela, était un exercice intéressant. Elle affichait plusieurs seuils qui la marquaient clairement : un langage articulé et précis pour une personne qui avait l’habitude d’avoir à l’utiliser quotidiennement, mais pas l’aisance travaillée d’un orateur professionnel comme un politicien ou quelque chose du genre.

Il supposait que c’était facile à deviner : il avait su avant de la rencontrer qu’elle était journaliste.

Venait ensuite sa répartie. Son affection pour l’humour. La façon qu’elle avait de se protéger. Il n’était pas sûr de ce que ça témoignait. Pas encore. Mais certaines pistes apparaissaient, lentement.

Il y avait en elle quelque chose de plus, quelque chose sur lequel il n’arrivait pas à mettre le doigt. Quelque chose qui liait le tout, qui transformait cette éruption de traits divergents en un tout cohérent et logique. Il trouverait, en temps et en heure. Il trouvait toujours. Pour l’instant, il lui suffisait de continuer à parler. Hemera se montrait coopérative, et c’était une bonne chose. Il lui adressa un sourire franc, hochant de la tête quand elle parla de la légende dont il tirait son nom, et répondit :

« L’avantage des légendes, c’est que chacun y trouve sa version. Et vous savez, les responsables marketing de la maison-mère sont des humains. Les histoires de chevalier, c’est bien. Faire des stories, c’est mieux. Mais ne vous inquiétez pas : c’est ce qu’ils veulent, pas ce que je compte vous imposer. Ce ne serait pas très, eh bien, chevaleresque de ma part que de vous forcer à un exercice si désagréable. Au vu de vos réponses, j’imagine que vous en doutez, mais vous n’êtes pas qu’un faire-valoir. Aussi hypocrite que cela puisse paraître après ce que je viens de vous dire ici. »

Tout indiquait que c’était chez elle un problème. Sans doute le problème. La façon dont elle avait de se décrire, aussi bien en tant qu’héroïne, destinée à jamais à braquer le projecteur de sa lumière sur quelqu’un d’autre, qu’en tant qu’humaine, un sourire sur patte. Venait ensuite sa vision de la mort, comme une récompense coupable, une sorte d’échappatoire inéluctable. Parfois, les gens ritualisaient leur mortalité pour en faire une porte de sortie. Il ne se le formulaient pas de manière consciente, mais ils le faisaient tout de même. C’était le nivellement suprême, la plus grande relativisation qui soit. Une manière de s’oublier, et préserver un statu quo en lui imposant une date d’expiration. Là encore, il ne pouvait pas être entièrement que ce soit ça, mais plus leur échange se prolongeait, plus il lui semblait difficile de pas accorder un poids plus que conséquent à cette idée.

« Je ne pense pas que vous ne soyez pas faite pour durer. Je pense, si vous me pardonnez d’être direct, que vous avez besoin de soutien vous-même. Peut-être votre destin est-il de mourir violemment. Peut-être est-ce celui de chacun d’entre nous. Mais la mort, même héroïque, n’est pas une victoire. Et la décrépitude dont vous parlez n’est pas une fatalité. La véritable victoire, c’est de triompher de soi-même. De se trouver de l’endurance. »

En cela au moins, il croyait réellement. La mort, qu’elle qu’en puisse être la raison, était un échec indélébile. Il ne comptait pas échouer. Et un individu, aussi lourd que soit son fardeau, n’était pas plus immuable que la glaise humide sur le tour du potier. Il pouvait être tourné, remodelé, durci. On pouvait ôter de lui le superflu, et reforger sa matière. Il l’avait déjà fait. A de nombreuses reprises. Il ne savait pas s’il était nécessaire de le faire maintenant, son esprit ivre de possibilités peinant à rester figé dans l’instant présent. Mais Hemera, il le savait, offrait certaines opportunités rares, et il lui était difficile de ne pas saliver à la vu de ces dernières. Il avait été patient, très longtemps, et avait décidé à peine quelques semaines auparavant de l’être moins. Et si, contrairement à Vivianne, l’idée de destin le laissait entièrement indifférent, il ne pouvait s’empêcher d’imaginer que cette rencontre avait quelque chose de plus que fortuit.

Il se fustigea intérieurement. Il parlait avec quelqu’un depuis dix minutes. Il ne fondait pas une secte. Patience. Encore un peu.

Il se rappelait des leçons du Pasteur. Toujours être humble devant le Très Haut. Toujours être humble, et accomplir ses oeuvres, jour après jour, pierre après pierre. Il se rappelait de chaque leçon du Pasteur. Il y avait dedans tant de vérité, tant de choses à appliquer. Il regarda Hemera. Elle ne le comprenait pas, sans doute. Ou alors, il avait devant lui un maître devant lequel s’incliner, mais il en doutait. Elle était trop blessée, trop incapable d’aligner trois phrases sans écorcher son portrait pour que ce soit le comportement typique d’une personne calculatrice. Ce genre d’individu aimait certes parler de soi, mais de façon plus directement profitable. Il en savait quelque chose. Il lui adressa un sourire sans grand sens quand elle lui répondit. Le maintint quand elle lui parla de son ego. Fit une moue presque peinée quand elle lui expliqua sa conception de la victoire, et ouvrit la bouche, avant de la refermer pour la laisser terminer. Et quand elle parla de l’union sacrée entre la mort et son rôle d’Hemera, il se releva, doucement. Elle ne voulait pas être brusquée. Il n’avait pas l’habitude de décevoir.

« Ma mère m’aurait tanné les oreilles si elle vous avait entendu, fit-il en lui offrant précautionneusement le creux de son bras. Mais si vous êtes sûre, je serais un muffle de refuser deux fois un tel privilège. »

Ainsi équipé, il commença tranquillement à retourner vers la scène. Les choses se goupillaient bien : il avait été absent suffisamment longtemps pour que cela se voit, et il revenait accompagné. Les esprits laborieux de l’assistance tireraient d’eux-mêmes les conclusions logiques. Lui n’avait simplement qu’à rester ce qu’il était : prévenant ; attentionné ; galant ; sans reproche. Il contempla ce qu’elle venait de dire, cherchant le meilleur moyen de l’assister. Il était important qu’elle progresse, après tout. Il le lui avait dit.

« Je ne doute aucunement que certains soient heureux d’accumuler célébrité et argent. Je suis né riche, sinon célèbre, et il serait hypocrite de ma part de les fustiger. Et je pense sincèrement que l’on peut aisément se satisfaire d’une vie de conte de fée. C’est une des grandes injustices de notre condition : on ne décide pas réellement de ce qui peut ou non nous satisfaire. »

Certains appétits étaient plus difficiles à satisfaire. Certaines exigences, plus ardues à remplir. Certaines, de par leur nature, n’était pas appelées à être autre chose qu’une grande sensation de vide brûlante, logée dans le flanc, tiraillant à chaque instant l’homme oublieux.

« Et si vous voulez changer ou sauver une vie, je ne vois pas ce qui vous empêche de considérer cet objectif comme accompli ? N’avez-vous jamais assisté un collègue pendant son intervention ? Prévenu un accident qui aurait pu être tragiquement coûteux ? Et si tout cela ne vous suffit pas, n’allez-vous pas dès maintenant m’aider à faire du charme ? Je suis certain que Madame Hawthorne sera particulièrement sensible à votre présence. Vous savez, on trouve parfois la force de faire ce qui est nécessaire quand on ne le fait pas pour soi, mais pour les autres. Vous doutez beaucoup trop de vous, pour quelqu’un qui a accompli avant la fin de sa troisième décennie tant de choses. »

Le trajet qui devait les amener à l’espace aménagé n’était pas très long, et il adressa au passage un signe rapide de la tête aux responsables de l’événement, qui lui répondirent en lui donnant le OK. Tout se passait bien, donc. Ce n’était pas spécialement étonnant, mais il appréciait toujours ce genre de confirmation. L’endroit devant eux était bruyant, et il fallut quelques instants pour que leur arrivée soit remarquée. Il y eut un bref moment de silence, le temps que l’étouffement des conversations ne se fassent généralisée. Il adressa un sourire radieux à l’assemblée, et leva sa main libre pour leur faire un signe apaisant, tentant de leur signaler de continuer comme il l’avait commencé. Ce ne fut pas un succès retentissant, et ils furent accueillis par un déluge de flashs et un parterre de journalistes en effervescence. Les caméras se rallumèrent, et les grattes-papier qui avaient échangé leurs micros pour des petits-fours se ruèrent sur leurs instruments de travail. Heureusement, son service de sécurité était composé d’experts de la fondation, et ils furent presque immédiatement cordonnés, ce qui ne les empêcha pas de hurler leurs questions par-dessus les gros-bras qui les maintenaient à distance. D’une certaine façon, il ne pouvait qu’admirer leur efficacité : tout ça n’avait duré que quelques secondes.

« Ca va ? demanda-t-il à sa compagne improvisée. »

C’était ce qu’elle avait réclamé, après tout. Peut-être pas ce qu’elle avait voulu, mais ce qu’elle avait réclamé. Il était difficile, parfois, de satisfaire les exigences de ses pairs. Mais ce serait fait, aujourd'hui encore.

Le calme revenait, mais lentement. C’était à attendre, mais ce n’était tout de même pas entièrement satisfaisant. Il ne pouvait fauter le parterre de petits scribouillons parce qu’ils faisaient leur travail, mais il pouvait de même les rabrouer pour leur manque de considération. La presse faisait de toute façon une cible facile : depuis sa fondation, l’accuser d’inélégance et de sensationnalisme avait toujours été un moyen facile de troubler une eau impudiquement claire. Plus récemment, le faux-semblant avait laissé la place à une franchise de bon aloi. Dans ce monde de narration, la vérité était une chose très accessoire, et chacun gardait serré contre son sein sa propre version, fragile et sensible à la lumière. Lui évitait ce genre de chose : il n’était pas un populiste. Du peuple, et pour le peuple, oui. Mais son langage était apaisé, et son regard doux, et sa rhétorique laissait chaque personne s’y reconnaître, se l’approprier. Qu’il levassent la voix comme il s’apprêtait à le faire était donc relativement rare.

« S’il-vous-plaît, fit-il simplement. Un peu de tenue. Ni ma présence ici ni celle d’Hemera ne sont des surprises, et vos questions sont au mieux indiscrètes, au pire particulièrement crasses. Concentrez-vous sur ce qui est important : la véritable raison de notre présence ici. Merci. »

Il répéta plusieurs fois ce dernier mot, le temps que le service de sécurité qui préservait leur imperméabilité fasse son travail, et que tout le monde comprenne qu’il était sérieux, et plus qu’en colère, déçu. Il fallut quelques instants supplémentaires, mais la masse des curieux professionnels fut finalement éparpillée, et les choses reprirent un cours à peu près normal. Les yeux étaient toujours braqués sur eux, certes, mais c’était là quelque chose d’entièrement acceptable. Il reprit à voix basse, à l’intention de son accompagnatrice :

« Même une bonne cause ne peut trop en exiger. »

Il aurait pu lui dire que ce n’était pas la question qu’il avait posé, mais il doutait que le résultat soit particulièrement positif. Il hésita à lui serrer la main. Ca aurait normalement été la suite logique. Un geste rassurant, une manière de soutenir le contact. Mais la jeune femme l’aurait pris pour envahissant, et ce n’était pas l’image qu’il entendait ériger.

« Ma mère, continua-t-il, était une femme bâtie sur le modèle de la vieille Amérique : pugnace, pieuse et patriote. »

Un personnage éminemment troublé, qui sans doute aurait imprégné Clarance de certains de ses mécanismes s’il avait été plus capable de ce genre de chose. Oh, il avait hérité de son langage : il avait le parler de la ruralité du sud, confortable et éduquée, cet amour du langage qui s’émaillait constamment de tournures bibliques et de références emphatiques. Gommer son accent traînant avait demandé un effort, et il ne lui en restait qu’une petite pointe légère, à peine suffisante pour l’identifier auprès d’un auditoire à l’oreille formée. Mais c’était à peu près tout ce qu’il lui restait d’elle. Le reste, il avait pu s’en délester sans trop d’effort.

« Hawthorne aimerait lui ressembler. C’est une sénatrice républicaine qui se réclame des vieux présidents. Reagan, Bush. Trump, peut-être, encore qu’on soit revenu sur son bilan, fit-il en haussant les épaules. »

La vieille trinité des évangélistes politiques. Un miroir déformé de ce que lui même projettait. Les deux parties du spectre politiques l’appréciait : il ne faisait jamais aucune déclaration trouble, et sa chapelle était ouverte à tous. Et tous auraient aimer le tenir pour acquis. Le gouvernement et ses incarnations avaient beau haïr Seraph pour ce que la firme représentait de concurrence, il ne pouvait que composer avec ses avatars ; dans la guerre permanente de l’influence et de l’image, les héros avaient clairement supplanté les politiciens. Clarance estimait que d’ici à dix ou vingt ans, il verrait les premiers hommes politiques issus du milieu Seraph. Lui-même, il n’en doutait aucunement, était un spécimen idéal.

Encore qu’il doutait que l’avenir soit dans la démocratie, cette vieille institution fatiguée. On en avait fait le tour, et il suffisait de voir comment les gens s’organisaient quand ils en avaient l’occasion pour le comprendre. Il guida sa nouvelle amie dans la direction de la sénatrice. Un tailleur aux épaules larges, un col serré, une chevelure fossilisée dans la laque, un regard sévère et austère, de ceux qui voulaient qu’on les écoute: je ne veux pas être là, criait-il. Elle tentait d’avoir l’air calme et à son aise, mais ne pouvait empêcher ses doigts de se serrer autour de la poignée de son sac à main. C’était triste, d’une certaine façon : son tour était passé, s’il était jamais arrivé, et elle mourrait sans doute sans le savoir.

« Madame Hawthorne, fit-il en s’approchant de la vénérable ancêtre. Un plaisir que pouvoir vous saluer enfin, fit-il en inclinant légèrement la tête. Avez-vous le plaisir de connaître Hemera ?

- Certainement pas. Bonjour, Hemera. Clarance, juste une chose ? »

Elle ouvrait rapidement, et de façon hostile : ta potiche ne m’intéresse pas, j’me fous de l’optique, j’suis pas là pour ça. Accélère.

« C’est pour moi un privilège récent. Je vous écoute, que puis-je faire pour vous en ce jour auspicieux ? »

Fais gaffe à ce que tu dis, c’est mon territoire ici. Mon calendrier, aussi. C’est moi qui peut quelque chose pour toi, pas l’inverse.

« Je sais que votre calendrier est chargé, mais j’espérais que vous pourriez vous déplacer pour mon prochain meeting. C’est à Pasadena, et ça me permettrait de montrer que je suis sérieuse. »

J’ai pas abandonné l’idée de re-zoner la ville. Je sais que t’es suffisamment libre pour venir, me sort d’excuse. Si tu viens, ça me couvre. Et toi, je t’arrose, et j’oublierai pas ta contribution. Un p’tit terrain pour toi pour faire construire un hosto ou un centre pour les bébés phoques lépreux ou quelque chose d’équivalent. Et dans le cas contraire, tu peux être sûr que tu foutras les pieds sur le mien, de territoire.

« Eh bien, il faudra que j’en parle avec mes assistants, je suis pas sûr. Et puis, j’ai beaucoup à faire en ce moment, vous savez. »

Refus catégorique. Je vais où je veux. Et toi, tu pèses pas assez lourd pour me barrer le passage

« Je vois. J’en suis désolée. Une prochaine fois, alors ? »

J’t’emmerde, et tu peux être sûr que tu te trompes.

Il hocha de la tête, et tourna le regard vers l’héroïne accrochée à son bras :

« Pardon, Hemera, je ne voulais pas te couper de la conversation. La sénatrice est passionnée, comme tu le vois. »

Une porte de sortie qui permettait à tout le monde de progresser sans trop se vautrer dans la boue, encore qu’une dernière petite éclaboussure envoyée au visage de son adversaire du moment ne se refuse. Sans doute le prenait-elle très personnellement. C’était une erreur de sa part, mais c’était voulu. Elle n’était pas un investissement savant, et n’avait pas compris que le commerce de Clarance n’était pas pécuniaire. Il vendait de l’image, certes. Mais il achetait également en une utilisant la même monnaie. Le dollar n’avait que peu de valeur quand Seraph permettait d’opérer entièrement libéré de ses contraintes.

Il leva un sourcil étonné, se demandant l’espace d’un instant si Hemera était une réelle ingénue, ou si elle cachait un peu de relief en-dessous de cette image d’oiseau écorché. Il en était parfois à se demander ce qui dans son monde était naturel, et ce qui relevait de l’intention marquée : tout héros savait que leur image était manufacturé, au moins dans sa majeure partie. Mais peu d’entre eux acceptaient de comprendre que cette évidence n’était pas une conclusion, mais un point de départ. Seraph était une entreprise capable d’imposer au monde son récit. Elle l’avait fait, et le faisait, et le ferait, et chaque nouveau jour rendait le conglomérat un peu plus maître encore de cet art subtil. L’idée que les héros comprenaient l’intégralité de ce qui se passait lui semblait alors particulièrement orgueilleuse. Ils étaient une partie du processus, aussi importante que puisse être leur importance, et ils ne le voyaient donc pas de l’extérieur.

Clarance même, qui s’enorgueillissait d’avoir contempler de près les entrailles de la bête n’était pas différent. Il avait vu ce qu’on avait bien voulu lui montrer. Et il avait conservé ses yeux après avoir ré-émergé au grand jour parce qu’il avait eu la sagesse de ne pas faire preuve de plus de curiosité.

Il ne pouvait donc empêcher la partie la plus prudente - pas paranoïaque, prudente - de son esprit de se questionner sur Hemera. Seraph connaissait ses tendances. Ils disposaient de suffisamment de psychiatres et de fouilleurs de cervelle pour prévoir tout ce qu’il pouvait faire, et son caractère... Particulier n’y changeait rien, bien au contraire. Il lui permettait seulement de bénéficier d’une attention renforcée. Ils savaient qu’il n’allait pas pouvoir s’empêcher. Hemera montrait des failles, et il était dans sa nature de fouiller dedans. De chercher à y voir plus clair. De voir s’il pouvait les utiliser. C’était un processus contre lequel il ne pouvait pas lutter, une part de lui qu’il ne maîtrisait pas. Elle avait été mise sur sa route en sachant cela.

Elle était soi jugé suffisamment solide pour lui résister, alors même qu’elle ne savait pas qu’il vital de le faire. Possible. Si c’était le cas, il le saurait rapidement. Seraph avait dans ce genre de cas un protocole qu’il était tenu de suivre. Rien d’irréversible tant qu’il n’avait pas eu le feu vert. On pouvait lui pardonner certaines indiscrétions. Pas toutes.

Ou alors, elle allait être protégée de façon active. Mais cela lui semblait maladroit. Seraph préférait prévenir que guérir.

Ou alors, elle savait. Il en doutait. Mais tout héros commençait d’abord par être un acteur, comme elle l’avait elle-même expliqué. Comme elle venait par son comportement de le démontrer savamment.

Il retint le profond soupir qui menaça de soulever son poitrail, se rendant compte qu’il était resté silencieux peut-être une ou deux secondes de trop. Il hocha de la tête, et répondit enfin :

« Eh bien, le sénateur Hawthorne et moi-même sommes en désaccord sur un sujet difficile, répondit-il avant de lever une main diplomate. Elle est fermement anti-avortement, et si je n’espère la faire changer de position à ce sujet, je voulais tout de même qu’elle accorde à ma fondation des permis pour construire et gérer certains orphelinats. Pour faire quelque chose pour ces enfants que les mères offrent à l’adoption. »

Une position difficile à attaquer. Personne ne pouvait réellement refuser à quelqu’un de construire des orphelinats : aucun responsable RP n’aurait considéré sérieusement l’idée. Particulièrement quand la fondation offrait d’en financer l’écrasante majorité, et renforçait indirectement la position pro-vie de son camp. Mais les terrains en question n’étaient pas en marge de la ville, comme souvent. Clarance entendait bombarder les dix centres en question dans les grandes villes de son camp. De Houston à Dallas en passant par Fort Lauderdale, il avait déjà négocié à grand frais l’achat de terrains bien situés. C’était une question d’image, là encore. Avoir son nom en grand sur la façade d’un bâtiment était inutile si les seuls gens à le voir était des marginaux et des miséreux. En théorie, il aurait eu à négocier avec les maires des villes. En pratique, rien ne se faisait sans l’accord du vieux parti. Et Hawthorne était une pièce centrale. A voir sa mâchoire serrée et les efforts qu’elle faisait pour ne pas laisser son visage s’empourprer devant la prise peu amicale de la joute verbale, il ne venait pas de faire pencher son avis du bon côté. Mais il avait depuis longtemps abandonné l’idée de s’en sortir de façon diplomatique.

« Oui, répondit la sénatrice. Vous savez que ça ne peut pas se faire comme ça, et...

- Je comprends, la coupa-t-il. Je répondais simplement à la question d’Hemera. Je pensais sinon mettre en place des bureaux capables d’aider nos amis du sud de la frontière à faire leurs papiers. Ils sont souvent perdus, et associer à des leçons d’anglais pour ceux qui en ont besoin serait certainement très efficace. Ca te semble une bonne idée, Hemera ? »

La mesure d’avant était bi-partisane. Pas celle-ci. Le message était clair, et les hostilités étaient officiellement déclarées. Et sans doute la bonne sénatrice chercherait-elle ce soir un moyen de contrer cette possibilité. Il doutait qu’elle trouve. Plus important, cela lui ouvrait certaines possibilités immédiates. Après tout, on touchait du doigt le moment fatidique qui avait justifié toute cette mise en scène. Il s'agissait de ne pas trébucher bêtement. Ou intelligemment.